I. – Conception d’un Institut de Chirurgie orthopédique.
Pour se rendre bien compte de l’effort réalisé, lors de la fondation de cette Clinique, il est, en effet, indispensable de rappeler le principe qui a guidé M. le Dr MENCIÈRE dans sa conception générale. Ce chirurgien est parti d’un point de départ radicalement opposé à la théorie qui a cours dans les milieux chirurgicaux de Paris, et, en particulier, dans le personnel enseignant de la Faculté de Médecine de la Capitale. A Paris, il n’y a pas de Chirurgiens orthopédistes, à proprement parler. En raison de l’organisation même de l’Assistance publique, il n’existe que des Chirurgiens d’Hópitaux d’Enfants, qui forcément sont obligés de se spécialiser, et s’occupent exclusivement de clinique et de thérapeutique infantiles. Ils deviennent des Chirurgiens d’Enfants. Par la force même des choses, puisque l’Enseignement est lié de façon indissoluble aux services hospitaliers, il en résulte qu’il n’y a qu’une chaire de Clinique chirurgicale infantile ; et non pas un centre où l’on apprend aux élèves ce qu’est en réalité la Chirurgie orthopédique ! Le système, actuellement en vigueur à Paris, présente au demeurant, des inconvénients considérables, qui sautent aux yeux de tous, et que l’étranger saisit à sa première visite dans nos hôpitaux. Aussi ne se prive-t-il pas de critiquer avec vigueur cette manière de comprendre l’Orthopédie chirurgicale !
Un malade, âgé de 12 ans et demi, par exemple, peut-être soigné par un Spécialiste jusqu’à 15 ans; mais, à 15 ans et un quart, je suppose, il doit passer entre les mains d’un autre chirurgien – un Chirurgien d’Adultes ! – et qui plus est, changer d’hôpital !
Il est bien évident que, dans de telles conditions, le succès définitif – celui qui compte seul – est très compromis, surtout quand il s’agit de traiter des affections, qui demandent des mois et parfois des années à guérir ; pour lesquelles il faut instituer une thérapeutique complexe, qui ne peut donner de résultats sérieux qu’au bout d’un temps parfois fort long.
A Paris, de la sorte, on est spécialisé par l’âge des malades, et non par la nature des affections à soigner, ou par l‘organe ou l’appareil à étudier plus particulièrement. Il est indiscutable que cette conception de la Spécialisation chirurgicale est radicalement fausse, puisqu’elle n’a été appliquée jusqu’ici à aucune autre spécialité d’ordre chirurgical ! Elle présente, en outre, le grave inconvénient de limiter la spécialité d’une façon arbitraire et préjudiciable à cette spécialité elle-même et à l’instruction professionnelle du chirurgien, qui, s’il est chirurgien d’enfants, n’aura pas une suffisante compétence pour juger de l’évolution d’une affection orthopédique chez l’adolescent et l’adulte, et, surtout, n’aura aucune pratique, chez l’adulte, de cette chirurgie, pourtant si importante à l’heure actuelle. Autre chose est d’opérer des enfants, autre chose d’opérer des adultes de 30 à 40 ans ! Et, cependant, il serait facile, dans la collection même de cette Revue, de retrouver de belles observations concernant des adultes, ayant largement bénéficié d’interventions chirurgicales orthopédiques. D’autre part, il est non moins important, étant donné une affection chirurgicale orthopédique, guérie ou non, de savoir et de pouvoir suivre dans la suite ce qu’elle deviendra aux différentes époques de la vie. La Science n’a, en effet, qu’a bénéficier de cette façon de comprendre l’Orthopédie chirurgicale. – De même serait-il plus logique, ainsi qu’on l’a compris en Allemagne, de placer le chirurgien, s’occupant de chirurgie générale, dans des conditions telles qu’il puisse suivre, étudier et guérir les affections qui lui sont familières à la fois chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte.
On n’a, en effet, que des Ophtalmologistes, des Otologistes, des Gynécologistes, des Accoucheurs, etc., etc., c’est-à-dire des opérateurs qui ne s’occupent que d’organes ou d’appareils donnés, sans tenir compte de l’âge des malades. Que dirait le grand public, s’il voyait un accoucheur se spécialiser, par exemple, dans les accouchements de jeunes filles au-dessous de 18 ans ?
Il est vraiment incroyable qu’on n’ait pas plus tôt attiré sur cette anomalie, et condamné définitivement l’attention une exception aussi flagrante. Le Chirurgien d’Enfants, conception administrative de la ville de Paris, est donc une idée absurde. Malheureusement, cette théorie est désormais toute puissante ; et il faudra bien des années, et peut- être une petite révolution hospitalière, pour en démontrer la fausseté et les dangers ! Il serait d’ailleurs facile de prouver que rien n’est plus illogique que d’envoyer dans des établissements où règnent, à l’état endémique, la scarlatine, la rougeole, etc., c’est-a-dire toutes les maladies infectieuses, de placer dans des services de chirurgie, qui voisinent avec des salles constamment infectées, des enfants atteints de luxation congénitale de la hanche, de difformité de la colonne vertébrale, etc., etc. c’est à dire absolument indemnes eux- mêmes à leur entrée de tout microbe dangereux ! Il faut avoir vécu, comme nous, dans les hôpitaux d’enfants, avoir vu autrefois de nombreux pieds-bots, des plus bénins, gagner la diphtérie, entre autres, et en mourir, pour apprécier comme il convient de tels errements (1), dont le caractère vrai a d’ailleurs jusqu’ici échappé au Conseil municipal de Paris, le seul maître en la matière.
Il résulte de cette manière de voir qu’à Paris c’est le Chirurgien d’Enfants qui est devenu en pratique le Chirurgien Orthopédiste. Et ce système a des répercussions sans nombre dans la pratique civile.
En effet, celui-ci n’ayant pas à sa disposition de service d’adultes, ne peut pas suivre ses malades d’un bout à l’autre de la durée de leur affection : il ne peut plus opérer de pieds-bots après vingt ans, etc.! De plus, il ne peut pas soigner les accidents du travail, qui pourtant ont tant d’analogies cliniques avec les affections musculaires de l’enfance par exemple ! Ce qui est plus grave encore, c’est que, dans son service de chirurgie infantile, il ne peut avoir à sa disposition, je suppose, les appareils de mécanothérapie, les installations nécessaires pour la confection à l’hôpital des appareils en cuir moulé, etc. et par suite surveiller à chaque instant, comme cela est nécessaire, les progrès réalisés dans le traitement mécanique, et corriger, séance tenante, les défectuosités des appareils qu’il a conseillés.
Toutefois, placés dans cette situation inextricable, les Chirurgiens d’Enfants de Paris ont cherché à en sortir par un procédé détourné, de façon à satisfaire la clientèle, but définitif de leurs efforts et leur raison d’être sociale. Ils ont pris des aides, qu’ils ont chargés les uns du massage, les autres de la mécanothérapie, les autres de la confection ou de la surveillance des appareils plâtrés ou autres. Par suite, ils se sont réduits volontairement au rôle d’Opérateurs purs, se désintéressant ou à peu près des méthodes de traitement post- opératoires, abandonnées à des sous-ordres.
Ces derniers font peut-être de l’Orthopédie, mais non à coup sûr de la Chirurgie orthopédique, telle qu’on la conçoit à la Clinique de Reims. C’est en somme un recul de 30 ans, systématiquement voulu, cherché, pour intérêt personnel par les Chirurgiens d’Enfants, qui, à Paris d’ailleurs, ne s’en cachent pas. On l’a bien vu, au Congrès de Pédiatrie de Rouen, lors des tentatives faites par M. Mencière pour amener une entente sur la création d’une Société française de Chirurgie orthopédique. Ils tiennent au mot Orthopédie seul, sans y ajouter un attribut chirurgical, lui réservant la seule confection des appareils plâtrés ou autres. C’est décapiter la spécialité naissante, revenir aux vieilles conceptions, et ne pas voir ce que doit être dans son ensemble l‘Orthopédie chirurgicale moderne.
Cette réduction dans le rôle du chirurgien orthopédiste a des inconvénients manifestes, qui ont du reste vite frappé tous les malades de la bourgeoisie française : ce qui explique le succès, imprévu en ces dernières années, des établissements où tous ces traitements sont placés sous la direction exclusive et dans la main experte d’un seul et même chirurgien, chef suprême, à l’œil toujours ouvert, puisque lui seul est responsable des résultats obtenus !
Il faut donc qu’en réalité les services dits d’orthopédie à Paris deviennent au plus tôt de vrais Instituts « de Chirurgie orthopédique », comme on dit à l’étranger, c’est-à-dire de véritables Ville ou d’Etat, suffisamment outillés. Il faut que là hôpitaux de l’enfant coudoie l’adolescent et l’adolescent l’adulte. Il n’y a à séparer que les sexes; encore cette séparation ne doit-elle pas être poussée trop loin, comme l’Amérique l’a bien montré !
Pour arriver à de bons résultats, il faut s’armer d’une patience à toute épreuve et entourer les malades d’une surveillance de tous les instants. Cela ne peut guère s’obtenir, si on laisse le malade à sa famille. Il faut qu’il soit placé dans des établissements spéciaux (n’en déplaise aux chirurgiens hostiles, et pour cause, au mot et à la chose) où il est soumis à une surveillance médicale assidue et exercée.
Dans ces établissements, dont les directeurs techniques seraient alors de véritables chirurgiens orthopédistes, on s’occuperait de toutes les affections des appareils osseux, articulaires et musculaires, sans se préoccuper de l’âge. Le chef de service vérifierait par lui- même chaque matin si les différents ,organismes de l’Institut fonctionnent bien : salle de diagnostic, salle de traitement opératoire, salle de moulage, des appareils, de mécanothérapie, etc., etc. À l’exemple de ce qui se fait à l’étranger, il ne craindrait pas de perdre un peu de son prestige d’Opérateur, en passant lui-même de longues heures, dans l’atelier de fabrication des appareils, à les faire modifier sous ses yeux, à en faire rectifier la forme et les détails, suivant les particularités présentées par le patient. Cette besogne, si. fastu- dieuse qu’elle puisse paraître aux Grands de la chirurgie, constitue pourtant la véritable profession de Chirurgien orthopédiste, et non de l’Orthopédiste, c’est-à-dire de l’ouvrier fabricant le bandage ou l’appareil en cuir, car il faut apporter à la réalisation de tout adjuvant de l’acte opératoire le même soin qu’aux appareils plâtrés, toujours confiés à des hommes du métier jusqu’à présent du moins.
Une profonde connaissance de la méthode ne milite pas contre les progrès théoriques et pratiques de la mécanique ; et le médecin, qui ne possède pas de connaissances suffisantes de cette dernière science, ferait bien de s’écarter du rang des chirurgiens orthopédistes.
L’accusation, que l’on dégénère ainsi en docteur fabricant d’attelles, n’est- pas fondée.
La connaissance des principes, l’habileté à modeler et à appliquer un corset, n’interdit pas la connaissance profonde des articulations tuberculeuses ou des difformités congénitales ou acquises, ni l’habileté d’arthrotomiser, de ténotomiser, de reséquer ou d’ostéotomiser, selon la circonstance.
Le chirurgien de Reims, dans son atelier, consacre d’ailleurs à l’étude de ce sujet plusieurs heures par semaine. Ainsi comprise, la spécialité de la Chirurgie Orthopédique – et non de l’Orthopédie, – constitue un art très complexe, qui exige naturellement un outillage en rapport avec le travail à exécuter.
Telles sont les idées, mises en pratique dès le début par le Dr L. Mencière, et qui ont présidé aux différentes étapes franchies peu à peu par la Clinique de Chirurgie orthopédique de Reims.
On voit que ces idées diffèrent absolument de celles qui ont cours dans les Facultés, surtout à Paris, où des règlements hospitaliers, véritablement antédiluviens, empêcheront d’une façon radicale l’essor de cette Science, jusqu’à ce sa voix puissante, qu’un homme de progrès puisse, de sa voix puissante, entraîner le Conseil municipal de la capitale de la France dans la véritable voie de l’avenir.
M. le Dr Mencière a d’ailleurs formulé à ce sujet son opinion, il y a quelques mois à peine (2).
« Le chirurgien orthopédiste, dit-il, tel que le comprennent les Allemands et tel que je le comprends moi-même, résume deux hommes : l’un, rompu aux mille difficultés de la chirurgie osseuse et articulaire ; l’autre, habitué à diriger un service de mécanothérapie et d’électrothérapie, et au besoin de prothèse. L’emploi de l’une ou de l’autre méthode lui sera indifférent. Outillé pour chacune d’elles, il les emploiera judicieusement, et parfois les combinera pour en obtenir les résultats que ni l’une ni l’autre méthode employée seule n’au- rait pu fournir. Le chirurgien orthopédiste doit se tenir à égale distance des mécanothérapeutes et électrothérapeutes à outrance, et de ceux qui, pratiquant la chirurgie générale, ne voient que l’acte opératoire, sans s’occuper du traitement secondaire indispensable. Ces réserves faites, je n’hésite pas à déclarer, cependant, par expérience, que les résultats fournis par le traitement non sanglant seul sont très souvent merveilleux. Toutefois, il ne faut pas vouloir guérir obstinément par la mécanothérapie un cas qui demande une intervention préalable ! Ce précepte, qui parait très simple, n’est pas toujours facile à appliquer dans la pratique. C’est la question de tact chirurgical et habitude du traitement mécanothérapique ».
Ce n’est pas d’aujourd’hui d’ailleurs que cette conception a pris naissance dans l’esprit de M. le Dr MENCIÈRE ; et, dès son arrivée Reims, c’est-à-dire il y a plus de sept ou huit ans, il s’est efforcé de la réaliser, en créant avec prudence une Clinique privée, dont nous avons parlé jadis ici même (3), et qui constituait alors une des étapes importantes de la Clinique actuelle, où ces principes purent être appliqués immédiatement.
Celle-ci eut évidemment des débuts très modestes. Mais les services qui la constituèrent subirent peu à peu un développement de plus en plus grand, si bien qu’il fallu bientôt en arriver à l’utilisation de bâtiments de plus en plus vastes. Au fur et à mesure que se perfectionnaient les méthodcs de la chirurgie orthopédique, grâce à l’utilisation des sciences nouvelles, comme la photographie et la radiographie, grâce à l’application de thérapeutiques particulières aux affections articulaires et musculaires, comme la mécanothérapie par exemple, il fallut créer des laboratoires nouveaux, et les adjoindre à l’ancienne salle d’opérations classique ; celle-ci elle-même fut dédoublée, dès l’origine, vu le triomphe des doctrines aseptiques. Voilà comment cette installation s’est perfectionnée petit petit ; et, à la lecture de ce qui va suivre, on verra quel outil merveilleux elle réalise et quels services elle peut rendre au chirurgien qui sait s’en servir !